Intelligence durable – VI –

19 August, 2025 - 19:31

Organisations sociétales en voie de restructuration

Toujours dans le même espace le long et à l’Ouest de la courbe Sijilmassa-Tamentit-Tombouctou-Bouré, la tendance tantôt soulignée à une lecture singulièrement partielle – et partiale… – des ‘oussouls de l’islam, par les différentes communautés musulmanes impliquées dans le commerce transsaharien, devient un véritable fait de société désormais traduit en structuration de castes ordinairement étanches entre elles. Aux ensembles traditionnels locaux sont venus s’ajouter diverses tribus hilaliennes originaires du Hedjaz solidement installées en Afrique du Nord entre le 11ème et le 12ème siècle : Meharza, Awlād Talḥa, Dhawī ‘Ubayd Allāh, etc., le long de la courbe susdite ; et, plus à l’Ouest de celle-ci, les Banu Hassan, descendants de groupements probablement yéménites alliés à leurs homologues hilaliennes. Fait remarquable : en dépit de la protection que leur assuraient nombre d’oulémas maghrébins, à l’instar d’al-Sijilmāssī, Al-Asnûnî ou Ibn Zakrî ; plus généralement, leur statut de dhimmi ; les juifs du Touat se virent bannis – sinon massacrés – et leur synagogue centrale à Tamentit détruite, suite au tonitruant prêche d’un autre ‘alim, Cheikh Abdelkrim al-Maghîlî (1). Conséquence quasiment immédiate : le dépérissement de leur influence dans le commerce caravanier et leur éparpillement dans tous les horizons, en particulier dans le Bilad Chinguitt où ils formeront bientôt une caste spécifique, les Ihoud (2), cantonnés dans la fabrication de bijoux ; et, plus tardive, la séparation des routes occidentale (Tanger-Tombouctou via Ouadane) et centrale (Tlemcen-Tombouctou, via Tamantit) ; avec les mines salines de Teghaza en constante pomme de discorde entre les pouvoirs installés au Maroc et en Algérie.

Originaire de Tlemcen et membre de la tribu zénète des Maghilâ, Al-Maghîlî est plus encore connu pour son discours promouvant le jihad armé, non seulement contre les non-musulmans non-agressifs mais aussi contre ceux des musulmans qu’il jugeait déviationnistes.  Il diffuse notamment ses idées dans le Bilad Soudan par ses voyages, en particulier jusqu’à Gao où il s’applique à justifier le renversement de la dynastie Baro, un an après l’affaire du Touat. Mais son décès, au tout début du 16ème siècle, et, surtout, les avis critiques d’Ahmed Baba (1656-1727) freinent considérablement leur essor. Prudent, l’éminent savant de Tombouctou soutient pour sa part, dans deux de ses ouvrages majeurs – le Miʿrāj et les Ajwiba –, que les peuples de Bornu, Gao, Songhaï, etc., sont musulmans et ne peuvent donc pas être asservis. « […] la seule cause [sabab] de l’esclavage », dit-il, « est l’incroyance [al-koufr] et les Noirs infidèles [kifār al-soudān] sont en cela égaux aux autres infidèles, qu’ils soient chrétiens, juifs, perses ou berbères ». Lui-même membre d’une famille très impliquée dans le commerce transsaharien (3), c’est cependant avec beaucoup de précautions qu’il se contente de faire appel au doute quant à l’évaluation de la foi musulmane des captifs lors des guerres intestines, suivant en cela les avis réunis dans le Miʿyār d’al-Wansharīsī (1430-1508), un autre juriste zénète – de la tribu berbère des Beni-Ouragh, quant à lui – et réputé maître de l’école malikite.

 

Influences diverses

Saisi par les troupes du sultan sa’adien Aḥmad al-Manṣūr, lors de leur conquête de Tombouctou, et emmené en captivité au Maroc, Ahmed Baba y avait découvert le racisme consécutif à la déportation d’esclaves noirs au Nord de l’Afrique et s’y insurgea contre l’opinion alors banalement répandue selon laquelle les Noirs étaient « naturellement prédestinés » à l’esclavage. Un préjugé enraciné de longue date dans toutes les communautés religieuses des « gens du Livre », comme en témoigne l’avis du célèbre philosophe-médecin juif natif de Cordoue, Maïmonide (4), avançant, quatre siècles plus tôt, que les Noirs relevaient d’un statut « entre le singe et l’homme » (sic !). De fait, il n’y aurait rien d’exagéré à avancer que tout noir présent au Nord du 19° parallèle Nord, à l’époque d’Ahmed Baba, pouvait être présumé esclave ou affranchi, en tout cas membre d’une caste inférieure des divers systèmes sociaux en vigueur au Sahel. On notera ici que celui de la Mauritanie s’achève en deux temps : après 1674 et le traité de Ten-Yefdad clôturant les trente années de guerre entre les tribus maraboutiques sanhadjas et les Banu Hassan susdits, en ce qui concerne le Bilad Chinguitt ; et un siècle plus tard au Fouta Toro dominé par les Toucouleurs ; les deux systèmes étant globalement identiques en ce qui concerne la condition des esclaves et des affranchis. (À suivre).

Ian Mansour de Grange

NOTES

(1) :    Arguant de ce que ceux-ci ne respectaient les termes du contrat qui leur assurait la protection des musulmans.

(2) :     Une dénomination religieusement très orientée qui finira par céder la primauté, au milieu du 20ème siècle, à celle, beaucoup plus neutre et large, de «M'almin » pour désigner la caste des forgerons.

(3) :    Les Aqit, d’origine  berbéro-massoufa.

(4) :     dont les œuvres eurent un impact très notable dans la pensée dite « humaniste » en Europe…