Lu pour vous : Mourad Teffahi (1915–1989),Un passeur de savoirs entre Alger et la Mauritanie/Par Ahmed Mahmoud Mohamed Ahmedou

3 July, 2025 - 01:32

Dans l’histoire intellectuelle de la Mauritanie moderne, peu de figures incarnent aussi bien le rôle de trait d’union entre mondes savants et milieux administratifs que Mourad Teffahi. Né en 1915 et formé à la prestigieuse Médersa supérieure d’Alger, Teffahi appartient à cette « génération-pont » que les historiens associent à l’émergence d’élites lettrées à la fois arabophones et francophones. Il arrive à Kiffa en 1940 pour y diriger la toute nouvelle médersa, dans un contexte où l’administration coloniale entendait encadrer l’islam local tout en préparant la modernisation juridique et éducative du territoire.
En l’espace de sept ans, il y fait plus que doubler le nombre d’élèves, posant ainsi les bases d’une élite scolaire bilingue. Mais c’est surtout par sa démarche pédagogique innovante que Teffahi marque les esprits : il introduit le calcul arithmétique dans l’enseignement du droit successoral, fait dialoguer les sources classiques du fiqh malékite avec les procédures administratives modernes, et valorise les manuscrits mauritaniens en les intégrant au travail de classe.
En 1948, il publie un ouvrage fondamental : Le Traité de successions musulmanes d’après le rite malékite. Dans sa préface, Teffahi qualifie la science des successions (farâʾid) de « plus ardue du droit musulman » et propose une méthode originale mêlant rigueur mathématique, illustrations didactiques et tableaux de cas types (héritiers réservataires, parts conditionnelles…). L’ouvrage, qui puise dans Khalîl et Ibn Abî Zayd tout en empruntant aux outils modernes d’analyse, se veut accessible aux cadis mauritaniens autant qu’aux fonctionnaires coloniaux.
        •       Pour l’administration française, il fournit un cadre normatif clair pour l’arbitrage des litiges successoraux.
        •       Pour les savants locaux, il démontre qu’il est possible de réformer sans trahir, et d’enseigner la tradition avec des instruments nouveaux.
En moins d’une décennie, Teffahi réussit à :
        •       Codifier une partie centrale du droit islamique en langue française ;
        •       Mettre en valeur le patrimoine juridique local par ses traductions et commentaires ;
        •       Former une génération d’élèves qui seront les piliers de l’administration et de l’éducation mauritaniennes après l’indépendance.
Aujourd’hui encore, son traité est cité dans les facultés de droit islamique, et son édition partielle  de la traduction en français du Wasît d’Aḥmad b. al-Amîn al-Šinqīṭī reste une référence incontournable pour l’étude de la culture savante mauritanienne.
À l’heure où le Sahara repense ses héritages intellectuels, l’œuvre de Mourad Teffahi offre un modèle toujours d’actualité : celui d’un passeur entre disciplines, langues, et cultures, capable de relier les manuscrits du désert aux exigences de l’administration moderne. Son parcours illustre combien la transmission du savoir, lorsqu’elle est patiemment construite et ancrée dans les réalités locales, peut produire des ponts durables entre mémoire et modernité.