
Par Ahmed Mahmoud Ould Mohamed dit Jamal
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Dans son autobiographie au titre évocateur L’Original, d’un village marocain aux secrets de l’affaire Elf, André Guelfi livre un témoignage à la fois truculent et amer de son passage en Mauritanie. Pour lui, ce pays fut à la fois une terre d’opportunités prometteuses et le théâtre d’une rupture définitive avec le monde maritime. Homme d’affaires visionnaire, industriel audacieux, mais aussi provocateur assumé, Guelfi y déploie toute l’envergure de sa personnalité, entre coups d’éclat, désillusions politiques et anecdotes savoureuses.
À la suite du séisme dévastateur d’Agadir en 1960, qui ruina son empire, Guelfi se tourne vers les eaux poissonneuses de Port-Étienne (aujourd’hui Nouadhibou), où il entreprend de reconstruire sa fortune. Il y implante une flotte de bateaux-usines innovants, capables de congeler les sardines directement en mer, et fonde deux sociétés : la SOMAP (Société Mauritanienne de Pêche), suivie de la SOMIP, témoins de son flair entrepreneurial. Grâce à ses relations privilégiées avec le président Moktar Ould Daddah, il obtient un accès facilité aux ressources halieutiques du pays et installe un véritable empire industriel.
Son projet impressionne jusqu’aux plus hauts sommets de l’Afrique de l’Ouest. Il raconte notamment, avec un humour mordant, l’épisode où il fait visiter ses entrepôts frigorifiques aux présidents du Mali, du Sénégal et de la Mauritanie. Pris d’une envie de plaisanter, il referme sur eux la porte d’une chambre froide à -35 °C en annonçant qu’il a reçu l’ordre de les “congeler”. Si le président du Mali, furieux, quitte les lieux, Léopold Sédar Senghor et Moktar Ould Daddah, eux, prennent l’incident avec humour et posent avec lui pour la postérité.
Un ministre indélicat
Mais derrière le faste, l’aventure prend une tournure plus trouble. Guelfi découvre qu’un ministre mauritanien exigeait des commissions occultes sur ses activités. Dans une note confidentielle remise en main propre au président, il détaille les sommes perçues illégalement, ce qui mènera à l’arrestation du ministre concerné. Toutefois, la tension monte lorsque son successeur, Wane Birame, devient à son tour la cible d’une machination. Convoqué à Nouakchott, Guelfi comprend rapidement que les autorités cherchent à l’utiliser comme levier pour faire tomber le nouveau ministre, pourtant étranger à toute l’affaire.
Refusant d’être instrumentalisé dans une guerre de clans, il décide de claquer la porte. Dans un fax rageur adressé au ministre qu’il soupçonne d’avoir orchestré sa mise en cause, il annonce son retrait définitif de Mauritanie : « Puisque le président Moktar ne “voulait” pas me recevoir, je ne remettrai plus jamais les pieds dans son pays. Grand seigneur, je lui fais cadeau de mes actions dans la SOMAP et la SOMIP. Et je lui prédis que, moi parti, ces deux boîtes ne tarderaient pas à s’effondrer. Je n’ai pas eu à attendre. »
Ce départ précipité signe aussi, symboliquement, la fin de sa relation avec la mer :« C’était la fin de mon histoire avec la mer… La mer et moi, c’était fini. »
Il ne garde avec lui qu’un seul souvenir de cette aventure mauritanienne: Fatima, sa fidèle cuisinière marocaine, à son service depuis trente ans. Et le souvenir amer d’une prophétie, jadis soufflée par une voyante :
« Tout ce que tu feras sur l’eau s’écroulera. »
À travers ce chapitre mauritanien, Guelfi ne livre pas seulement un pan de sa vie, mais un éclairage sans concession sur les coulisses du pouvoir et des affaires en Afrique dans les années 1960. Il expose, avec une plume vive et un ton sans détour, les tensions entre ambition économique et logiques politiques, les conflits d’intérêts et les jeux d’influence qui traversaient les jeunes États africains postcoloniaux.
En Mauritanie comme ailleurs, Guelfi alias ‘’Dédé la sardine’’ aura été “l’Original” jusqu’au bout — un homme d’affaires audacieux, un provocateur flamboyant, mais surtout un témoin lucide d’un continent en pleine transformation.